Description actuelle : Le général Gouraud, nommé Haut-Commissaire de la République en Syrie et en Cilicie se rend à Beyrouth pour prendre ses fonctions. À bord du Waldeck-Rousseau, Gouraud saluant l'équipage, différents portraits du général avec en arrière-plan, les personnalités militaires et civiles de l'expédition (dont le journaliste Albert Londres).
Commentaire opérateur : Samedi 15 novembre 1919, 10 heures du matin
Nous voici entre ciel et eau, la mer un peu plus calme permet de prendre quelques notes, les premières depuis le départ.
La nuit fut terrible, sous tous rapports et débuta par un accident de chaudière où trois hommes trouvèrent la mort et quatre hommes furent blessés.
Nous avions appareillé hier soir vers 3 heures, après l'embarquement du Général GOURAUD et au départ nous regardions un peu notre installation. Celle-ci manque de confort car il y a trop de monde à bord et le commandant ne sait plus où nous loger. Il faut avoir recours aux hamacs installés dans une casemate, mais où l'eau arrive de tous côtés. Nous ne sommes pas mieux partagés pour le repas, car nous sommes tout à fait à l'avant et il y fait trop chaud, aussi nous ne dînons pas et prenons l'air sur le pont, mais c'est à peine si nous pouvons y tenir.
Vers 6 heures du matin, un bruit formidable retentit, c'est l'explosion d'une chaudière causant des morts et faisant des blessés. Aussitôt l'ordre est donné de faire demi-tour et de rentrer à Toulon. Morts et blessés sont déposés à l'Hôpital de Saint Mandrier et nous repartons immédiatement.
Nous essayons de nous coucher, mais la mer est terrible et le bruit infernal ; l'eau pénètre de tous côtés et les hommes de l'équipage ne sont occupés qu'à assécher. Il y a des avaries à la T.S.F. et un homme de quart manque d'être emporté par une lame et interdiction absolue est faite d'aller sur le pont. Tout est fermé, c'est la tempête. Enfin vers 2 ou 3 heures du matin nous parvenons à nous coucher dans nos hamacs.
Je n'ai pas eu le mal de mer pendant cette tempête, mais je me sens cependant plus fatigué et plus incommodé que si je l'avais eu. Je finis cependant par m'endormir.
Nous nous réveillons à 8 heures, le temps est plus calme et nous pouvons achever de nous remettre en allant prendre un peu l'air sur le pont. Pour trouver un repos certain, je vais seul sur la dunette et c'est là, que le cerveau un peu moins fatigué, je puis noter les premiers incidents de mon voyage. L'équipage nous annonce que nous passerons dans la soirée le détroit de Bonifacio et suivant l'expression des marins, il faut nous attendre à un nouveau « coup de tabac ». Comme perspective plus agréable, ils nous en prédisent un autre pour le passage du détroit de Messine le lendemain.
Attendons les événements et pour l'instant jouissons du repos que nous pouvons goûter pendant ce moment d'accalmie.
Même jour 15h20
Depuis environ une heure nous longeons les côtes de la Corse, ce qui varie un peu la monotonie du voyage. Assez bien éclairées nous pouvons admirer les belles montagnes qui les bordent. Il y a un quart d'heure nous avons croisé un paquebot se dirigeant vers la France, c'est la première rencontre depuis notre départ.
Je suis en ce moment sur la dunette où ordres et réponses s'entrecroisent, c'est ainsi que j'apprends que nous sommes à 5 milles de l'entrée du détroit et que nous l'aborderons avant la nuit. La mer s'est calmée tout à fait et le voyage s'en trouve moins fatigant. J'espère n'être pas trop secoué cette nuit au passage du détroit de Bonifacio, mais qui sait…
Dimanche, midi
Nous sommes à mi-chemin de Bonifacio et de Messine ; notre vitesse a été réduite de 10 nœuds, ne devant passer le détroit qu'au jour. D'après les ordres des autorités italiennes, car il y a encore des mines, nous devrons répéter ce que nous avons fait pour Bonifacio, mettre des dragues pare-mines.
C'est hier soir à 9 heures que nous l'avons passé ce détroit de Bonifacio. J'étais monté sur la dunette d'où je voyais la côte de chaque côté avec les phares indiquant la passe. Cela dure environ 20 minutes, nous avons ensuite continué à voir la côte de Sardaigne, sur notre droite, jusqu'à notre coucher.
Ce matin, dimanche, il y a eu à bord une messe dite par des moines, dans la batterie ; nous avons aussi avec nous des sœurs. Le temps change un peu mais est encore supportable car depuis notre « coup de tabac » une mer un peu agitée ne nous semble plus rien. Des derniers renseignements que nous pouvons recueillir, il résulte que nous devons faire une escale, très courte, à Messine afin de remettre le courrier qui partirait pour la France assez rapidement par voie de terre. Je saurai exactement ce soir ce qu'il en est et enverrai une lettre.
J'apprends que nous devons passer en vue du Stromboli vers minuit. Toujours en éruption, ce volcan donne un spectacle magnifique et je ne me coucherai pas avant d'avoir joui de ce coup d'œil. En attendant je vais reprendre ma promenade sur le pont et tâcher d'obtenir les derniers renseignements concernant l'arrêt à Messine. Je m'aperçois soudain que, pour une raison qui m'est inconnue, la marche du paquebot est de nouveau ralentie et que de cette façon nous ne devons plus arriver à Beyrouth que vendredi matin.
Lundi matin, 6 heures 30
Nous passons le détroit de Messine, et après m'être déjà fait réveiller ce matin à 2 heures pour contempler le Stromboli, je me lève cette fois pour le passage que je viens de nommer.
Nous avions cette nuit un temps épouvantable, pluie et vent, mais j'ai pu voir cependant le volcan en pleine éruption. Passant à 100 mètres de terre, nous voyions de grosses flammes sortir du cratère et l'impression qui pouvait ressortir de cette scène se trouvait encore rehaussée par ce que le mauvais temps pouvait y ajouter de plus imposant. La mer n'est pas calmée ce matin et je suspends pour quelque temps la rédaction de mes notes pour remonter sur le pont.
Même jour, 15 heures
Fatigué de la nuit que j'ai passée, j'ai attendu quelques heures avant de me remettre à écrire. La mer est moins mauvaise et il fait un peu plus frais. Nous avons mis cap sur Matapan (Grèce) où nous devons passer demain soir si nous conservons l'allure à laquelle nous naviguons actuellement.
Qu'il est pénible d'aller aussi lentement! Mais j'ai eu l'explication et la voici : le « Chili », qui nous précède, est parti de Marseille avec tous les hommes de troupe, chevaux et matériel, et nous ne devons arriver à Beyrouth que 24 heures après lui afin de laisser le temps nécessaire au débarquement et permettre ainsi au Général une entrée solennelle. Cependant pour je ne sais quelles raisons, le Chili est en retard et constamment en rapport avec lui par la T.S.F., nous sommes obligés de faire presque du sur place afin de maintenir les 24 heures réglementaires de différence entre nous. C'est ainsi que devant officiellement faire la traversée en quatre jours, nous en mettrons sept. Je fais part de l'accident de notre départ, mais indépendamment de celui-ci, nous pouvions abréger notre voyage sans cet incident du « Chili ».
Ensuite je me soumets, bien forcément, à ce contre temps et je ne veux plus songer qu'au passage du détroit de Messine, passage tellement étroit qu'on distingue nettement les deux rives. Reggio en Italie et Messine en Sicile, sur l'une des côtes, nous avons même pu apercevoir un tramway allant sans doute de Scilla à Reggio. Nous avons continué à longer la côte d'Italie jusqu'à 11 heures et nous sommes à nouveau en pleine mer. Il en sera ainsi jusqu'à après-demain où nous arriverons probablement en vue de la Corse.
Je n'ai pas encore parlé de mes compagnons : FESNAULT de chez Gaumont, avec qui je m'entends très bien ; quant au photographe de chez Kahn, je le laisse à sa solitude et à ses rêveries car son goût le porte à rester seul. Je ne suis pas de son avis et je regrette parfois le voyage quand je vois que le temps prévu va sans cesse s'allongeant, enfin le temps passera… et j'ai déjà dit et je répète que je ne veux consigner ici que mes impressions de route sans laisser parler les sentiments.
Nous devions encore nous arrêter à Messine pour le courrier mais nous ne l'avons pas fait et ceci contribue encore à augmenter mon ennui.
4 heures 30
La mer est redevenue plus mauvaise.
Nous apprenons par la T.S.F. le résultat des élections ; le parti républicain l'emporte sur le parti socialiste et nous faisons tous des vœux pour que la marche des affaires en soit améliorée. Par la même voie, nous savons qu'un grand incendie vient d'éclater à Tunis.
Le signal d'alarme S.O.S. nous fait savoir qu'un bateau est en perdition dans les parages de la Corse, mais c'est trop éloigné de notre route et nous ne pouvons malheureusement pas en tenir compte et lui porter secours. Nous poursuivons notre chemin. Voici l'heure du dîner, quelques instants encore sur le pont et viendra bientôt l'heure du repos…
Mardi, 15 heures
Depuis ce matin, impossible d'écrire une note, car nous naviguons depuis notre lever dans une tempête effroyable qu'accentue encore un terrible vent du nord nous arrivant du grand débouché que nous avions sur la mer Ionienne et l'Adriatique, notre route étant droite de Messine à Matapan (sud de la Grèce). Au centre nous avons eu ce que nous appelons toujours le grand coup de tabac. Je l'ai supporté sans être malade, mais j'en ressens encore une grande fatigue.
Le temps vient de se calmer un peu. Nous sommes à 20 milles des côtes de Grèce et nous les apercevons à travers un brouillard ce qui nous indique que nous ne tarderons plus à entrer en Grèce. En effet, dans 2 heures nous serons en vue de Matapan car nous ne filons toujours que 10 nœuds, soit 18 kilomètres heure environ.
Nous sommes toujours sans nouvelles du « Chili » car puisqu'il paraît qu'un bateau entré dans un port doit abaisser ses mâts de T.S.F. et que nous n'avons encore rien vu de semblable le concernant, nous supposons qu'il a dû lui arriver une avarie et qu'il est dans un port quelconque, ce qui expliquerait les non réponses à nos différents messages.
Aux dernières nouvelles, on nous dit que nous aurions des courriers plus rapides de Beyrouth par torpilleur. Ceci me fait plaisir car la perspective de rester sans nouvelles me fait regretter le voyage. Je n'avais pas envisagé tous ces petits ennuis : crise du charbon nécessitant une marche ralentie et économique de notre bâtiment, manque de nouvelles et autres petits inconvénients du voyage. Notre navire consomme à son allure de 10 nœuds 100 tonnes de charbon par jour, alors qu'en service normal (18 nœuds à l'heure) il en consommerait 275. L'équivalent en journée représente une économie qui fait entrer en ligne de compte l'usure et l'entretien des machines à marche forcée. A part l'économie de charbon à réaliser, la marine ne dispose en ce moment que d'un équipage de fortune ce qui ne facilite pas l'avancement.
La côte se dessine de mieux en mieux et nous voyons maintenant distinctement les montagnes.
6 heures
L'heure réelle n'est que de 5 heures car nous avons avancé nos montres d'une heure. C'est un petit travail auquel nous nous livrons chaque jour car nous marchons sur le Levant et allons par conséquent au-devant du soleil. Si nous avions laissé l'heure telle que nous l'avions au départ de Paris, il se produirait ce phénomène qu'à notre arrivée à Beyrouth il ferait nuit à une heure ou deux de l'après-midi.
Nous avons dépassé maintenant Matapan et nous sommes exactement entre Corige et le cap Malée (Grèce). Nous traversons le golfe de Laconie où la mer est devenue tout à fait calme grâce à la situation géographique des lieux. Nous sommes donc momentanément à l'abri et nous pouvons goûter un vrai repos.
Je ne sais pas ce que signifient les différents bruits qui circulent, on nous parle de ralentir encore la marche du paquebot pour n'arriver que samedi d'après un ordre du Général qui l'aurait exprimé pour permettre au Chili de débarquer avant nous, mais on est toujours sans nouvelles de celui-ci. Par d'autres sources on croit que c'est selon l'ordre du commandant de notre navire ou bien encore que ce sont des communications de Paris par T.S.F. pour raisons politiques. Il y aurait paraît-il des soulèvements en Syrie et d'autres bâtiments avec le Chili seraient occupés à débarquer des troupes. Nous mettrions alors l'embargo sur la Syrie.
Ces différentes rumeurs me laissent songeur et me causent un profond ennui car nous nous sentons isolés loin de tous renseignements et sentons aussi que peut-être de graves événements se préparent. Depuis deux jours le Général GOURAUD et le Commandant CANNONGE ne sont pas sortis de leurs cabines, pour quel motif ?…
Comme dernière heure on nous annonce que la peste règne à Beyrouth, c'est ce qui retarde notre arrivée, nous devons de plus être tous vaccinés. Enfin, attendons demain les événements.
Mercredi après-midi
Nous avons passé l'île de Crète que nous laissons actuellement à un mille derrière nous. Nous mettons maintenant le cap plus au sud, directement sur Beyrouth en traçant une ligne passant par le sud de Chypre, mais nous recommençons à avoir une mer agitée.
Nous avons eu ce matin une bonne nouvelle. On nous apprend que le Chili est au port de Beyrouth aussi rien n'entravera plus notre marche directe vers le but à atteindre et nous serons vendredi à Beyrouth. Enfin, quel soupir de soulagement! Mon intention est de faire très rapidement Damas, Jérusalem, Jaffa et peut-être Alexandrie. Peut-être redescendrai-je à Port-Saïd pour rembarquer sur le Waldeck Rousseau qui doit rentrer à Toulon dans un mois. En tous cas, d'après les renseignements que j'ai obtenus, il me sera très probablement impossible de revenir par Constantinople, cela nécessite un voyage trop long et trop coûteux, et trop de démarches pour les passeports qui ne peuvent être fournis pour tous les parcours par la mission. De plus, cet itinéraire serait dangereux en ce moment. Ce sont les observations du Commandant et elles me font, bien entendu, renoncer à ce projet.
Je parle toujours peu de mes camarades bien qu'au fond GADMER soit un bon garçon, mais pas d'un genre sympathisant avec moi, quant à FESNAULT c'est un charmant camarade, mais dont le seul plaisir est de bavarder du matin jusqu'au soir, aussi je le laisse à ce plaisir en compagnie des maîtres et timoniers et je vais seul rêver sur la dunette.
Jeudi, 1 heure
Nouvelle avance d'une demi-heure, ce qui doit nous faire environ deux heures d'avance sur Toulon. La mer est relativement belle ce matin. Nous sommes enfin en vue de Chypre et pour nous c'est presque le terme de notre voyage. D'après nos prévisions, nous devons arriver demain matin à 4 heures à Beyrouth, triple hourra !!! Après la conversation que nous avons eu ce matin avec le Commandant CANNONGE, voici de quelle façon le programme a été arrêté, sauf quelques modifications qui pourraient y être apportées par la suite.
Nous resterons 5 à 6 jours à Beyrouth dont 2 jours consacrés aux fêtes de réception et de prise de possession des pouvoirs par le Général GOURAUD. Nous ferons ensuite Damas, le sud jusqu'à Alexandrette avec le Waldeck Rousseau. Nous ferons certaines expéditions seuls, à l'intérieur et j'aurai dû, paraît-il, faire l'achat d'un revolver à Toulon, le pays étant dangereux. Les Druses sont de véritables bandits et toute sortie doit être faite avec le revolver bien en évidence. Mais je pense, d'après les renseignements qui me sont donnés par l'équipage, que je pourrai parer à ce petit incident à Damas où je trouverai sans doute ce qu'il me faut. Je n'ai d'ailleurs qu'un seul désir : ne pas avoir à l'utiliser.
J'apprends à l'instant que le Waldeck doit porter du matériel à la « Provence » à Constantinople dans un mois. De ce fait je pourrai peut-être rentrer par Constantinople, le Pyrée, l'Italie et enfin… la France! Mais attendons…